Sigmund Freud
Cet article provient du premier tome du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, publié sous la direction de Monique Canto-Sperber. Pour certains philosophes, il y a lieu de distinguer, d’une part la morale qui considère le Bien et le Mal comme des valeurs absolues, transcendantes, et d’autre part l’éthique, qui en fait des valeurs relatives, immanentes. Pour Freud, philosophe malgré lui, morale et éthique sont plus ou moins confondues, et les valeurs sont immanentes puisqu’il se propose de retracer l’histoire de la morale aussi bien pour l’espèce que pour l’individu. Comme il a toujours réclamé pour la psychanalyse le statut de discipline scientifique, la théorie psychanalytique est étrangère à la morale ; mais comme elle a pour objet le psychisme humain, conscient et non conscient, elle doit rendre compte du phénomène moral chez l’homme. Enfin, comme pratique, elle a nécessairement des implications morales. Pour conduire sa recherche sur la morale, Freud a eu recours à deux méthodes qui lui sont chères : la méthode historique-génétique (phylo- et ontogénétique) et la méthode hypothético-déductive. La réflexion morale traverse toute son œuvre et en particulier : Totem et Tabou (1913), « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), Le Moi et le Ça (1923), Le Malaise dans la culture (1930) et la XXXIe Leçon d’introduction à la psychanalyse (1933). Le lecteur pourra également consulter : H. Hartman, Psychanalyse et valeurs morales (1960) ; A. Plé, Freud et la Morale (Paris, Le Cerf, 1969) ; ainsi que les correspondances de Freud avec le pasteur Pfister (1963) et avec J.-J. Putnam (1971), sans oublier E. Jones, La Vie et l’œuvre de Freud, t. II (Paris, PUF, 1961).La morale personnelle de Freud Si la vie de Freud témoigne éloquemment de sa personnalité morale, ce n’est que dans sa correspondance qu’il se laisse aller à des confidences sur ses propres convictions. Toute sa vie il a fait preuve de courage face aux plus dures épreuves, et son amour de la vérité l’a amené à mépriser les compromis, la faiblesse morale et les hypocrisies de la morale commune. Dans sa lettre du 8 juillet 1915 à Putnam, il s’est livré à une confession inhabituelle : « Je dois vous dire en effet que j’ai toujours été insatisfait de mon intelligence [...] Mais je me considère comme un homme hautement moral, qui peut souscrire à l’excellente maxime de T. Vischer : ce qui est moral est toujours évident en soi. Il me semble que pour ce qui est du sens de la justice et de la considération envers ses semblables, de la répugnance à faire souffrir les autres ou à abuser d’eux, je peux rivaliser avec les hommes les meilleurs que j’ai connus. » Il poursuit en précisant qu’il n’a « jamais commis une action basse ou méchante » et qu’il n’a jamais été tenté d’en commettre. En ce qui concerne la morale sexuelle, telle que la définit la société, notamment américaine, il la condamne. Il est « partisan d’une vie sexuelle beaucoup plus libre », même s’il a peu usé de cette liberté. À ses yeux, les exigences éthiques courantes sont loin d’être pures. Il estime en effet que la « conversion éthico-religieuse » de Jung, par exemple, et son « exaltation morale » se sont accompagnées de mensonges, de dureté et de mépris antisémite. Tout ce qu’il a connu dans ce genre n’a fait que renforcer son « dégoût pour les adeptes de la sainteté ». Par ailleurs, il ne s’explique pas — l’explication viendra plus tard — pourquoi il s’est toujours forcé, « honnêtement », à des égards, voire à de la bienveillance, envers autrui, bien que ce comportement lui ait souvent causé du tort. Cela prouve peut-être, conclut-il, que l’aspiration vers un idéal est une part essentielle de notre nature. Trois ans plus tard, le 9 octobre 1918, il écrit au pasteur Pfister : « Je ne me casse pas beaucoup la tête au sujet du bien et du mal, mais, en moyenne, je n’ai découvert que fort peu de “bien” chez les hommes. » La plupart ne sont que de la « racaille », quelle que soit leur doctrine morale. Quant à lui, il professe un idéal élevé, dont les autres idéaux sont bien éloignés. Freud se jugeait meilleur que d’autres, sans en tirer de satisfaction particulière. Et si l’on devait résumer d’un mot sa morale personnelle, on dirait avec Hartman (Psychoanalysis and Moral Values, 1960, 24 [la page de toutes les citations est celle de la traduction française]) qu’elle s’apparente à la morale stoïcienne.Histoire de la réflexion freudienne sur la morale Avant de présenter l’état final de la théorie freudienne de la morale, il est nécessaire de présenter brièvement par quelles étapes elle est passée. Parmi les psychanalystes, Freud semble avoir été le premier, et peut-être le seul, à mener pendant trente ans une réflexion sur la morale. Dans cette histoire j’ai distingué quatre périodes correspondant à l’élaboration de concepts nouveaux et à des avancées vers l’intégration de la théorie morale dans la théorie générale de la psychanalyse. Dans les dernières années du XIXe s., Freud prend clairement conscience du rôle joué par la « morale sexuelle » dans le déterminisme des névroses, dans la mesure où elle se fonde sur la répression des pulsions sexuelles. En 1908, il dénonce vigoureusement l’hypocrisie et la nocivité de cette morale. Son hypocrisie, car elle n’est pas la même pour les femmes et pour les hommes ; sa nocivité, car, même dans le cas où elle n’est pas génératrice de névrose, elle rompt très tôt l’harmonie conjugale. C’est pourquoi il appelle de ses vœux des moyens contraceptifs efficaces ne gâtant pas la jouissance sexuelle. Cette première période s’achève en 1913 avec la publication de Totem et Tabou, où il avance l’hypothèse du meurtre du père originaire comme premier fondement de la morale. L’année suivante voit paraître Pour introduire le narcissisme (1914), texte important dans lequel le concept d’idéal du moi est présenté pour la première fois. Cet idéal s’instaure sous l’influence critique des parents et de la société. La conscience morale, qui lui est associée, est conçue comme une instance qui observe le moi et le mesure à son idéal. À l’idéal individuel s’ajoutent les divers idéaux collectifs de la famille, de la classe sociale, de la nation, etc. Cette seconde période prend fin en 1920 (Au-delà du principe de plaisir) avec le nouveau dualisme pulsionnel (pulsions de vie - pulsions de mort) qui retentira profondément sur la théorie de la morale. Une avancée décisive est réalisée en 1923 (Le Moi et le Ça) avec l’apparition du concept de surmoi, la recomposition des instances de l’appareil psychique et l’édification d’une véritable théorie morale. Les nouvelles instances psychiques, ça, moi, sur-moi, prennent un caractère nettement anthropomorphique ; l’idéal du moi est encore mal différencié du sur-moi qui remplit les fonctions d’idéal, d’observateur, d’interdicteur et de juge. Ce sur-moi est né de l’état de désaide des premières années, suivi de la disparition du complexe d’Œdipe dont il est l’héritier, comme on le verra plus loin. Il est en nous l’être moral, supérieur, alors que le ça est totalement amoral et que le moi s’efforce d’être moral. Les thèses avancées dans Le Moi et le Ça sont reprises dans Le Malaise dans la culture (1930), puis développées et articulées avec celle du meurtre du père originaire, ce qui permet d’envisager une phylogenèse de la morale. La dernière étape est inaugurée par les XXXIe et XXXIIe Leçons d’introduction à la psychanalyse. Dans la XXXIe Leçon Freud débaptise l’inconscient qui devient le ça et place au centre de ses préoccupations le moi, qui est contraint de servir « trois maîtres sévères » : le ça qui ignore la morale, le sur-moi qui impose des normes de comportement et le monde extérieur qui fait valoir ses droits. Dans cette perspective, la morale devient un compromis entre le ça qui ne cherche que la satisfaction pulsionnelle, le sur-moi qui cherche à faire triompher son idéal et le monde extérieur qui pose ses exigences. Cette dernière période de la réflexion morale de Freud se clôt sur un texte inachevé, l’Abrégé de psychanalyse (1940), qui fixe pour tâche à l’analyste de renforcer le moi et de le rendre si possible indépendant ; en somme de tendre à remplacer la morale du sur-moi par une morale du moi. La morale individuelle Par souci de clarté, avant de décrire l’état final de la théorie, il convient de définir le vocabulaire moral de Freud (Malaise, 1930, VIII, 323-324) : le sur-moi est l’instance psychique dont nous allons évoquer la phylogenèse et l’ontogenèse ; la conscience morale, qui juge et surveille le moi, remplit une des fonctions du sur-moi ; le sentiment de culpabilité résulte de l’évaluation des tendances du moi et des exigences du sur-moi ; il est bien souvent inconscient ; le besoin de punition est l’effet d’un sur-moi sadique sur un moi devenu masochiste ; il est également souvent inconscient ; la conscience de culpabilité est l’expression immédiate de l’angoisse devant l’autorité externe ; le remords est une réaction du moi succédant à l’exécution d’une agression. D’où est inférée l’existence du sur-moi ? C’est l’étude de la mélancolie qui a conduit Freud à supposer l’existence d’une instance critique dans le moi. Les mélancoliques, en effet, se font des reproches, s’injurient et se jugent moralement réprouvables. De même, le délire d’observation, dans lequel le malade entend commenter ses faits et gestes, autorise la même hypothèse. N’est-ce pas là ce qu’on appelle, chez le sujet normal, la « voix de la conscience », que Victor Hugo avait déjà personnifiée ? La phylogenèse de la morale (Totem et Tabou, 1913, IV ; Malaise, 1930, VII). Freud est parti d’une conception analogue à celle de Hobbes, de la lutte de tous contre tous, reprise par Darwin qui avança que, chez les gorilles et sans doute les premiers hommes, l’organisation sociale est un groupe de femelles dominées par un seul mâle qui tue ou chasse ses rivaux, les jeunes mâles. Ce père terrible, qui donnait libre cours à ses pulsions sexuelles et agressives, aurait été mis à mort, un jour, par ses fils coalisés qui, tout à la fois, le haïssaient, l’aimaient et l’admiraient pour sa puissance. Ce meurtre collectif fut suivi de repentir et d’un sentiment de culpabilité tenace qui se transmit de génération en génération. De ce fait, les désirs refoulés d’inceste et de meurtre du père, constitutifs du complexe d’Œdipe, se trouvèrent au fondement de la morale et de la religion. En s’interdisant de s’entretuer et de posséder les femmes de la horde, les frères évitèrent la désagrégation sociale qu’aurait entraînée une lutte fratricide. Une fois la haine satisfaite par ce meurtre inaugural, l’amour pour le père se fit jour sous forme de remords et engendra le sur-moi qui prit à son compte la puissance terrifiante du père mort. Comme le penchant à l’agression envers le père se reproduit à chaque génération, le sentiment de culpabilité habite l’humanité. Que le père originaire ait été effectivement tué ou que les frères aient eu seulement l’intention de le tuer, le sentiment de culpabilité n’aurait pu de toute façon être évité. Dès que la famille exista, les désirs incestueux et l’ambivalence envers le père se manifestèrent dans le complexe d’Œdipe, instituèrent la conscience morale et entretinrent le sentiment de culpabilité. Quand la communauté s’élargit, sa cohésion, qui dépendait de pulsions érotiques, exigea l’accroissement du sentiment de culpabilité pour faire obstacle aux pulsions de destruction. L’ontogenèse de la morale (Malaise, 1930, VII ; XXXIe Leçon, 1933). Contrairement à la vie sexuelle qui est en nous dès la naissance, la morale n’apparaît que secondairement. Le petit enfant est amoral, car ses pulsions, dont la satisfaction est pour lui une source de plaisir, ne sont en rien inhibées. De plus, il est incapable de distinguer le bien et le mal ; c’est sous l’influence des parents qu’il apprend à faire cette distinction. Le mal est ce qui risque de lui faire perdre l’amour et la protection de ceux qui interdisent et punissent ; il doit donc l’éviter. Pour éduquer l’enfant, les parents usent de récompenses, qui sont vécues comme autant de preuves d’amour, et de punitions, qui sont vécues avec angoisse comme un retrait d’amour. Secondairement, les interdits parentaux sont intériorisés sous la forme du sur-moi qui surveille et réprime comme le faisaient les parents, et qui leur emprunte la dureté et la sévérité, mais pas la tendresse. Toutefois, il n’y a aucune proportion entre la sévérité des parents et celle du sur-moi, car un sur-moi sévère peut découler d’une éducation bienveillante, du fait que celle-ci autorise davantage de satisfactions pulsionnelles, qui sont autant de menaces pour le moi, la famille et la société, menaces que le sur-moi doit écarter. L’instauration du sur-moi résulte d’un double processus : d’une part une identification aux parents vus comme grandioses et tout-puissants, d’autre part la disparition du complexe d’Œdipe, qui se produit quand l’enfant s’éloigne d’eux pour se tourner vers d’autres modèles (maîtres, héros, etc.) et quand les images parentales sont ramenées à leur juste valeur, désidéalisées. À côté des fonctions de critique, jugement et punition, le sur-moi remplit celle de conscience morale et d’idéal. L’idéal du moi, qui tend constamment vers le perfectionnement, est le rejeton de l’admiration que l’enfant portait autrefois à ses parents. De ces considérations il ressort que la longue dépendance à l’égard des parents et les composantes du complexe d’Œdipe qui en résultent forment la base sur laquelle s’édifie le sur-moi. Mais, pour éduquer l’enfant, les parents et les maîtres se soumettent aux prescriptions de leur sur-moi, sans penser qu’elles proviennent du sur-moi de leurs propres parents. Celui de l’enfant s’édifie donc sur le modèle, non des parents, mais de leur sur-moi ; il deviendrait ainsi porteur des valeurs traditionnelles, en particulier morales, qui se transmettent à travers les générations en se transformant lentement. Comme de grandes parties du sur-moi ne sont pas conscientes, le sujet ignore tout de ses exigences et de l’action qu’il exerce sur ses sentiments et ses comportements. De manière apparemment paradoxale, le sur-moi est d’autant plus sévère que le sujet est plus vertueux, car la répression des pulsions le renforce, et de ce fait ce sont ceux qui vont le plus loin dans la voie de la sainteté qui s’accusent le plus de pécher. Quand un malheur nous frappe et réveille notre sentiment de culpabilité, nous nous accusons et nous imposons des pénitences. Les parents nous amenaient à renoncer à certaines satisfactions pulsionnelles, le sur-moi nous pousse à l’autopunition. Ainsi, la morale n’est pas transcendante, elle n’est que le résultat de processus analysables. La sublimation est un processus postulé par Freud pour rendre compte des plus nobles activités humaines. Il n’est donc pas sans rapport avec la morale. La pulsion sexuelle est dite sublimée quand elle s’oriente vers des buts non sexuels socialement valorisés (arts, sciences et autres). La notion apparue en 1908 (La Morale sexuelle) se retrouve tout au long de l’œuvre freudienne, sans qu’elle ait fait l’objet d’une élaboration poussée ni d’une théorie achevée. La question de savoir si les pulsions agressives peuvent être sublimées reste discutée. Les déviations de la morale. Pour Freud, tous les hommes ne parviennent pas à un haut degré de moralité, car il y a « dans l’homme la bête sauvage à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce » (Malaise, 1930, V, 298). C’est pourquoi la croyance en la « bonté » de la nature humaine est une dangereuse illusion. « Tout se passe comme si nous devions détruite d’autres choses et d’autres êtres pour ne pas nous détruire nous-mêmes » (XXXIe Leçon, 1933, 142). Dans deux situations extrêmes, les valeurs morales individuelles s’effondrent et les pulsions agressives se manifestent brutalement : pendant la guerre (Actuelles, 1915, I, 135) et dans la foule (Psychologie des masses, 1921, II). Mais plus généralement les déviations morales sont en rapport avec l’éducation et le destin du complexe d’Œdipe. Parmi les sujets souffrant d’un sur-moi excessivement sévère, Freud distingue ceux qui sont inhibés par la morale et ceux qui sont victimes du masochisme moral (Masochisme, 1924). Chez les premiers on a affaire à un sur-moi sadique, à une « surmorale » qui crée un besoin conscient de punition et de souffrance, alors que chez les seconds ce besoin est en général non conscient. Dans la cure analytique, ce masochisme moral se manifeste par la « réaction thérapeutique négative », la répression des pulsions agressives ayant entraîné leur retournement sur la personne propre et renforcé le sadisme du sur-moi, que vient compiéter le masochisme du moi. Si les premiers renoncements pulsionnels imposés par les parents créent la moralité, telle qu’elle s’exprime dans la conscience morale, celle-ci à son tour exige de nouveaux renoncements. Parmi les délinquants et criminels, certains sont soumis à un « égoïsme sans limite » et à une « forte tendance destructive » constitutionnelle (Dostoïevski, 1928, 208), et d’autres à un fort sentiment inconscient de culpabilité qui entraîne le besoin de punition (Moi et Ça, 1923, V, 295). Différence entre la moralité des femmes et celle des hommes (Différence des sexes, 1925, 201). La femme, n’ayant pas de pénis, ne souffre pas du complexe de castration, et par suite le complexe d’Œdipe ne disparaît chez elle que lentement. De ce fait son « sur-moi ne devient jamais aussi impitoyable » que celui de l’homme. En conséquence, « elle fait montre d’un moindre sentiment de la justice que l’homme, d’une moindre inclination à se soumettre aux grandes nécessités de la vie [et] se laisse souvent guider dans ses décisions par des sentiments tendres et hostiles ». Mais Freud s’empresse de préciser que cette opposition est quelque peu schématique.Morale et pratique psychanalytique Le temps n’est plus où l’on reprochait à la psychanalyse d’être immorale et de saper la morale. Les problèmes de la vie sexuelle sont dorénavant entrés dans le domaine scientifique. Cependant, la pratique de l’analyse, qui conduit à aborder les problèmes les plus intimes, peut induire chez l’analyste des intérêts et des tentations qui n’ont rien de scientifique : « Certes, celui qui, dans un élan estimable vers la connaissance de soi, ne se juge pas capable du tact, du sérieux et de la discrétion requis par l’examen des névrosés, celui qui sait de lui-même que des révélations provenant de la vie sexuelle susciteront en lui un chatouillement de concupiscence au lieu d’un intérêt scientifique, celui-là fera bien de rester à distance du thème de l’étiologie des névroses » (Sexualité, 1898, 218). Fort de son expérience, Freud écrivait à Putnam le 30 mars 1914 : « Le grand élément éthique dans le travail psychanalytique est la vérité et encore la vérité, et ceci devrait suffire à la plupart des gens. Le courage et la vérité sont ce dont ils manquent le plus. » Dès le 13 novembre 1913, il lui avait d’ailleurs confié « que la psychanalyse n’ait pas rendu meilleurs, plus dignes les analystes eux-mêmes, qu’elle n’ait pas contribué à la formation du caractère, reste pour moi une déception ». Même si l’analyste n’est pas meilleur que les autres hommes, il n’en assume pas moins une « lourde responsabilité morale », dès lors qu’il impose à l’analysant une obligation de sincérité (Analyse profane, 1926, IV, 30). Comme tout homme, l’analyste a un système de valeurs, un code moral, fût-il implicite ; mais il n’a pas à porter de jugement moral sur son patient ni à lui imposer une morale. En revanche, le sur-moi et ses relations avec les autres instances psychiques, tels qu’ils se manifestent en paroles, en actes et dans la résistance au processus analytique, peuvent être l’objet d’analyses et d’interprétations. La psychanalyse n’est la clé ni du bonheur ni de la moralité, et la connaissance de soi ne conduit pas forcément à la moralité. L’analyse œuvre à l’unité, mais pas nécessairement à la « bonté ». Si elle est capable de changer l’attitude envers la sexualité, elle a moins d’effet sur les tendances à l’agression. En tout cas, elle seule peut mettre les sentiments de culpabilité en accord avec la réalité interne et externe, et rendre le sur-moi plus tolérant, moins tyrannique (Hartmann, Psychanalyse et valeurs morales, 1960). La psychanalyse reste avant tout « un outil qui doit rendre possible au moi la conquête progressive du ça » (Moi et Ça, 1923, 299). Ce qui est encore plus vigoureusement exprimé dans la célèbre formule de la XXXIe Leçon (1933, 110) : « Là où était du ça, du moi doit advenir. »La morale collective Freud ne s’est pas posé uniquement la question de la morale individuelle, il s’est aussi intéressé à la morale collective. Il a en effet reconnu que tout groupe humain se forge un sur-moi et un idéal du moi collectifs, et que certains préceptes moraux sont universels : interdits du meurtre et de l’inceste, égards envers les morts, respect de la propriété privée, etc. Toutefois, il a tenu à souligner que les interdits et les principes moraux ne sont, en fait, que les révélateurs des pulsions humaines menaçantes pour la communauté : « Ce qu’aucune âme ne désire, on n’a pas besoin de l’interdire, cela s’exclut de soi-même » (« Actuelles », 1915, II, 152). Le grand texte freudien sur la morale collective est Le Malaise dans la culture (1930, V, VII, VIII). Toute communauté humaine instaure un sur-moi collectif, dont les commandements sont repris par le sur-moi individuel qui surveille les tendances agressives comme « une garnison occupant une ville conquise ». Le sur-moi individuel procède alors au refoulement qui transpose les pulsions sexuelles en symptômes et les pulsions agressives en sentiment de culpabilité. À chaque époque de l’histoire apparaissent des personnalités éminentes, comme, par exemple, Moïse et Jésus-Christ, qui contribuent à modeler ce sur-moi collectif qui « pose de sévères exigences d’idéal, dont la non-observance est punie par de l’angoisse de conscience morale ». Parmi ces exigences, celles qui concernent les relations entre les hommes constituent l’éthique, qui est « à concevoir comme une tentative thérapeutique, comme un effort pour atteindre par un commandement du sur-moi ce qui jusqu’ici ne pouvait être atteint par tout autre travail culturel » (Malaise, VIII, 330). Malheureusement, le sur-moi culturel édicte des principes qui ne tiennent aucun compte de la constitution psychique de l’homme. Ainsi, le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est inapplicable et aussi inadmissible que : « Aime tes ennemis » ; car il est contraire à la justice de traiter de la même façon un étranger et ses proches. « À quoi bon un précepte à l’allure si solennelle, si son accomplissement ne peut se recommander de la raison ? » (V, 296). En revanche, concède Freud, « si ce commandement grandiose disait : aime ton prochain comme ton prochain t’aime, je ne contesterais pas » (ibid.). Il arrive que des communautés humaines plus ou moins vastes se trouvent, provisoirement, dans des circonstances extrêmes et que, de ce fait, la morale collective soit totalement bouleversée. Tel est le cas des foules et des nations en guerre. Dans Psychologie des masses (1921, II, III, XII), Freud explique la disparition de la morale et du sentiment de responsabilité dans la foule par la levée des refoulements et des inhibitions : « Toutes les inhibitions individuelles tombent et tous les instincts cruels, brutaux, destructeurs [...] sont éveillés en vue de la libre satisfaction pulsionnelle » (II, 16). Cependant la foule est également capable de désintéressement et de dévouement à un idéal. Alors que le rendement intellectuel de la foule est « très au-dessous de celui de l’individu, son comportement éthique peut tout aussi bien s’élever très au-dessus de ce niveau que descendre très au-dessous » (II, 17). Dans la foule la conscience morale individuelle est mise hors jeu, parce que l’idéal du moi de chacun est remplacé par la personne du meneur. Pendant la guerre (Actuelles, 1915, I), c’est la moralité des nations combattantes qui s’effondre. Pendant la guerre de 1914-1918, les « normes morales élevées » imposées aux peuples occidentaux (renoncement pulsionnel, condamnation du mensonge et de la tromperie, tolérance, etc.) ont été abolies. En effet, l’état de guerre permet aux nations de s’affranchir des garanties et des traités, de s’abandonner à l’injustice, à la violence, à la ruse ; et ce relâchement des relations morales entre les nations se répercute sur la moralité des individus qui, alors, commettent des actes de cruauté, de perfidie et de trahison, sans rapport avec leur niveau de culture. En un mot, la guerre fait régresser l’homme à un état antérieur à l’institution de la morale. Sévère dans ses jugements sur la moralité des hommes et des communautés humaines, Freud n’en a pas moins cherché par quelles voies on pourrait l’améliorer. Son premier constat a été que, du fait de leur niveau de culture, les sociétés occidentales proposent un idéal de moralité trop élevé et contraignent à des renoncements pulsionnels trop forts, sans se soucier de la charge excessive qu’elles font peser sur les individus. Par là elles entretiennent une « hypocrisie culturelle » et s’opposent à la remise en question de la morale. S’il fallait conformer sa vie à la vérité psychique, il faudrait changer cette culture qui est édifiée sur l’hypocrisie et la favorise. Par exemple, il faudrait toujours juger les inculpés sur les véritables motifs de leurs actes, plutôt que sur les actes eux-mêmes. Dans le domaine sexuel, la sincérité devrait être un devoir ; la morale sexuelle ne pourrait qu’y gagner. « Présentement, nous sommes tous sans exception, malades comme bien portants, des hypocrites en matière de sexualité » (La Sexualité, 1898, 221). Et Freud de proposer la solution suivante : « Avant tout il faut que soit créé dans l’opinion publique un espace pour la discussion des problèmes de la vie sexuelle ; il faut pouvoir parler d’eux sans être désigné comme fauteur de trouble ou quelqu’un qui spécule sur de bas instincts » (ibid., 223). C’est aujourd’hui chose faite, sans doute grâce à la psychanalyse ; mais il faudra bien qu’un jour la civilisation soit « à même de s’accorder avec les revendications de notre sexualité » (ibid.). Les problèmes posés par les pulsions d’agression sont infiniment plus graves. En effet, « il y a dans le comportement des hommes des différences dont l’éthique se dispense de voir ce qui les conditionne, quand elle classe ceux-ci en “bons” et “mauvais”. Aussi longtemps que ces différences indéniables ne sont pas supprimées, l’observance des hautes exigences éthiques signifie un dommage infligé aux visées de la culture, du fait qu’elles donnent tout bonnement des primes à la méchanceté ” (Malaise, 1930, V, 297). Découvrir les causes de ces différences est donc une tâche urgente à accomplir, si l’on veut, un jour, les supprimer. Le commandement d’aimer son prochain comme soi-même est en principe la défense la plus forte contre l’agression. « Mais celui qui, dans la culture présente, se conforme à un tel précepte ne fait que se désavantager par rapport à celui qui se place au-dessus de lui » (ibid., VIII, 231). Donc, ajoute Freud : « J’estime qu’aussi longtemps que la vertu ne trouvera pas sa récompense dès cette terre, l’éthique prêchera en vain. Il me paraît, à moi aussi, indubitable qu’une réelle modification dans les relations des hommes à la possession des biens sera ici d’un plus grand secours que tout commandement éthique » (ibid.). À condition, bien sûr, de se fonder sur une connaissance réelle de la nature humaine, ce que ne font pas les socialistes marxistes de la jeune Union soviétique. Il ne reste donc, pour protéger l’individu et la société contre l’agression, qu’à punir ceux qui ont violé l’interdit de tuer, qui, lui, a un fondement rationnel. Au terme de ce survol, on est autorisé à conclure que la psychanalyse, en élargissant et en approfondissant notre connaissance de la morale individuelle et collective, a contribué à l’enrichissement de la philosophie morale. En proposant « d’adoucir la rigueur du refoulement pulsionnel et, en revanche, de donner plus de place à la véracité » (Résistances, 1925, 133), en montrant qu’une action jugée « bonne » ne relève pas forcément de motifs « nobles », bref en mettant au jour nos processus psychiques inconscients, elle a sûrement joué un rôle dans l’évolution de nos sociétés. Mais les connaissances qu’elle a apportées ne peuvent en rien se substituer à la responsabilité morale personnelle. Même si le « malaise dans la culture » n’est plus ce qu’il était en 1930, il n’en reste pas moins au cœur de la philosophie morale. André Bourguignon
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