Cet article provient de l’Encyclopédie philosophique universelle, III : les œuvres philosophiques, tome 2 (sous la dir. de Jean-François Mattéi), Paris, PUF, 1992. VILLEY Michel 1914-1988 Historien français du droit, et spécialiste du droit romain. Né à Caen, agrégé des Facultés de droit, Villey après un séjour à Saïgon, fut nommé en 1949 professeur titulaire à la Faculté de Droit de Strasbourg, puis en 1961 à l’Université de Paris. Avec Henri Batifol, il créa et dirigea le Centre de philosophie du droit ainsi que les Archives de philosophie du droit. Philosophie du droit I. 1975, II. 1979 Villey a toujours déploré que la philosophie du droit ait rencontré en France une certaine “ hostilité ” et que nombre de juristes la délaissent comme “ une discipline inutile ”. Cela le conduisit à entreprendre un “ précis ” de philosophie du droit qui apportât aux étudiants en droit, et aux autres, “ ce quelque chose de fondamental ” dont une culture véritable a besoin. L’ouvrage comporte deux volumes : Le premier est intitulé : Définitions et fins du droit. La première tâche de la philosophie du droit est de s’interroger sur la finalité du droit. Aristote, à cet égard, demeure un modèle inégalable auquel l’auteur consacre la première section de son ouvrage, montrant que la justice est la fin propre du droit. Il est donc éminemment regrettable que l’Éthique à Nicomaque et le Digeste soient, de nos jours, si souvent méconnus, recouverts qu’ils sont “ par d’autres vagues de philosophie générale, charriant d’autres définitions de la finalité du droit ”. La seconde section aborde d’un regard critique ces autres conceptions du droit, qui lui assignent pour fin ou bien de déterminer la “ bonne conduite ”, ou de servir l’individu, ou encore d’être au service de la société. La surabondance des fins attribuées au droit dans la pensée contemporaine est, pour l’auteur, un signe : elle indique “ le néant de pensée où se complaisent les positivistes ”. Mieux vaut reconnaître que le droit est l’art du partage et qu’il trouve à s’exercer dans certaines opérations comme les attributions et les échanges. En fonction de cette fin, sont forgés les “ moyens ” des sciences du droit. Très logiquement, le second volume s’intitule donc : Les moyens du droit. Il est inspiré par l’esprit “ classique ” et explore avant tout la tradition. Il est en effet nécessaire de connaître par quels moyens s’opère la “ distribution ” ou le juste partage que veut le droit. Par-delà les “ littératures ” que nous offrent tous “ les catalogues de textes ”, les “ théories générales du droit ” et les “ philosophies ”, Villey distingue dans l’art du droit trois espèces de moyens : les moyens logiques, la référence aux sources naturelles, le recours aux lois positives. Il constate que, de nos jours, “ la méthode du droit naturel ” est oubliée. Parce que le concept de nature s’est désintégré, on en est venu à penser le droit comme un ensemble de normes produites par la pensée, ou bien on a aligné le droit sur le fait, le dépouillant ainsi de sa valeur. C’est pourquoi la renaissance du droit naturel qui se manifeste au xxe siècle paraît de bon augure. Mais elle ne sera bénéfique qu’à condition de redécouvrir vraiment la notion concrète de nature. Il importe donc que cessent la domination de la loi et son acceptation passive. Seulement, l’insurrection contre les lois, telle qu’elle apparaît dans l’École du droit libre d’Erlich, dans la Sociological Jurisprudence inaugurée par Pound aux États-Unis, dans “ l’esprit moderne ” qui se manifeste en Amérique ou en Scandinavie, est loin d’être suffisante, car elle n’est, en fait, qu’un produit du positivisme et révèle en cela son inadéquation. Le juste, en cette révolte, ne trouve pas son compte. Une véritable philosophie du droit est celle qui, sans méconnaître le jus constitutum, en sait aussi les limites parce qu’elle a conscience dé ses origines. Son unique moyen est la pratique de la dialectique, c’est-à-dire le questionnement et la controverse qui sont “ l’autre ” du dogmatisme, “ ce vice des systèmes du rationalisme moderne ”. Le droit et les droits de l’homme 1983 Bien que cet ouvrage ne soit pas le dernier qu’ait publié Villey, il apparaît, à raison de la teneur des thèmes abordés, comme son testament philosophique et spirituel. C’est une “ critique du langage des droits de l’homme ” que propose l’auteur, d’abord parce que, malgré l’inflation des déclarations auxquelles ils donnent lieu depuis deux siècles, ils possèdent un coefficient d’irréalité qui, en certains lieux de la planète ou en certaines circonstances, révèle ce que les formules qui les proclament solennellement ont d’ “ indécent ”; ensuite, parce que la prolifération des “ droits-libertés ” aboutit à une contradiction puisque l’affirmation de certains droits implique à l’évidence la négation d’autres droits. Or il suffit d’utiliser le concept de droit tel que les jurisconsultes de Rome l’avaient forgé par leur art de la juste rétribution et du partage des biens ou des charges pour mettre au grand jour les contresens qu’enveloppe l’idée moderne des “ droits de l’homme ”. Car il ne s’agit là que d’une idée propre à l’Europe moderne, en laquelle se concentre le triple héritage de la morale chrétienne, du nominalisme ockhamien et de l’humanisme renaissant. Fille de la théorie du “ droit de la nature et des gens ”, cette idée s’appuie sur le concept de “ nature humaine ” ; pétrie d’universalisme, elle est le principe d’une doctrine qui, en multipliant indéfiniment les “ droits subjectifs ”, n’aboutit en fait à rien de moins qu’à un vertige individualiste. Tous les auteurs modernes, en effet, de Hobbes à Rousseau, de Kant à Hegel ou Weber, se sont mépris sur le sens du terme droit qu’ils ont envisagé à des points de vue divers, mais toujours extrinsèques. Dans leur “ philosophie ”, ils ne savent pas que le droit est une invention des Romains, qu’il se fonde sur la nature des choses, qu’il exprime le juste et se manifeste par l’ars boni et aequi ; donc qu’il ne demande rien à “ l’idée moderne subjectiviste du droit-liberté d’un sujet ”. La grande erreur, dont nous sommes aujourd’hui victimes, est la confusion qu’ils ont commise, sous l’influence du christianisme et du nominalisme qu’introduisirent Duns Scot et Guillaume d’Ockham, entre la morale, subjectiviste-universaliste, et le droit. Cette confusion funeste a une longue histoire : on assista en effet, dès le xive siècle, à “ la naissance des droits de l’homme ” ; puis la seconde scolastique contribua à en développer l’idée ; le xviie siècle, marqué par l’anthropologie de Hobbes que domine le concept de “ droit de nature ”, provoqua la prolifération de ces “ droits subjectifs ” ; Locke insista sur les droits patrimoniaux; et le libéralisme, qui devait admettre “cette merveille : le droit à l’erreur ” (!), engouffra cette vision perverse de l’homme dans “ la philosophie du droit ”. Dès lors, l’avalanche des “ droits de l’homme ” et des “ droits du citoyen ” ne pouvait tarder à se produire : “ médicament admirable ” contre l’absolutisme ou l’étatisme ; mais, si on les prend au sérieux, ces droits inflationnistes ramènent à l’anarchie. “ L’apparition des droits de l’homme témoigne de la décomposition du concept de droit. ” Avec eux, l’idée de justice, et son outil, la jurisprudence, sont entrés en perversion. Leur triomphe, au xxe siècle, témoigne des confusions et des illusions qui font la décadence d’une culture. Du droit de Rome aux droits de l’homme s’est écrite, tristement, l’histoire d’une chute. Questions de saint Thomas sur le droit et la politique 1987 Cet ouvrage n’est pas l’exposé didactique d’une doctrine. Il entend remonter aux sources pures du thomisme car le thomisme moderne a quelque peu malmené la pensée de saint Thomas. Ces sources pures sont les questions mêmes de la Somme théologique. En effet, celles-ci, loin d’être les pièces d’une théorie systématique construite déductivement sur une base axiomatique, sont une invite à la discussion, donc à l’approfondissement des idées et à l’élargissement de leur champ d’investigation. Elles indiquent ce qu’est l’art du “ dialogue ”, ou, mieux, ce qu’est “ le bon usage du dialogue ” (tel est d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage). Villey choisit donc, contre tous les dogmatismes lamentablement clos sur eux-mêmes, de “ parcourir un morceau de l’ouvrage principal de Thomas d’Aquin ”. Le style en est, dit-il, “ absolument impersonnel ” ; il offre un “ amoncellement de discussions nourries de lieux communs extraits de la Métaphysique ou de l’Organon d’Aristote ”. Nous avons affaire, dans la Somme, à une “ recherche purement théorique ” : “ le contraire d’un roman ”. Pourtant, ce style de “ cathédrale ” est exemplaire. Après une propédeutique “ peu démocratique ” (aussi rare que belle), qui montre l’importance du quadrivium et du trivium, la valeur du latin et de la sémantique, il enseigne ce qu’est véritablement la “ dialectique ”, “ fine fleur des arts ”. Aussi bien, comme la Somme théologique n’a rien d’un système scientifique construit more geometrico, elle révèle, en déployant patiemment ses disputationes ou ses “ questions disputées ”, l’enrichissement que l’on peut retirer du choc des opinions. C’est sur le cas privilégié de la Justice que Villey expose comment “ lire un article ” de la Somme : savoir poser le problème, préciser la méthode adoptée, examiner les objections, résoudre la question sans la clore, dégager des conclusions plurielles... tel est, dans son exemplarité, le chemin du “ questionnement ” thomiste. Comme tel, il est une recherche (quarere) de la vérité, ce que, précisément, les Modernes ne savent plus faire parce qu’ils ont perdu le sens de la modestie. La quaestio, aujourd’hui, est morte, écrasée sous le poids du systématisme et du monolithisme intellectuel. Il serait temps de restaurer la règle du jeu dialectique, à savoir “ faire, le plus complètement possible, le tour des points de vue sur la chose. Entendre l’une et l’autre parties : audiatur et altera pars ”. Parvenir à “ crever ”tous les -ismes qui ne sont que des “ baudruches ” est un des “ services que la lecture de saint Thomas d’Aquin pourrait rendre au xxe siècle ”. Réflexions sur la philosophie et le droit. Les Carnets. (Edition posthume préparée par M.-A. Frison-roche et C. Jamin ; préface de B. Kriegel et F. terré, PUF, 1995) Les Carnets, en vingt-cinq Livres des pages, consignent les réflexions que, de 1958 et 1988, l’auteur a poursuivies, en un recueillement permanent, sur la philosophie et le droit, et, dans une thématique plus ample, sur l’homme, sur le monde et sur Dieu. L’édition posthume de ce gros œuvre révèle la manière qu’avait Michel Villey de travailler, loin des habitudes universitaires dont il déplorait le style convenu, et le plus souvent selon un contre-courant antimoderne à la recherche de la vérité. Il dénonce et renverse les « idoles » (S. Rials) fabriquées par l’homme en un prurit réductiviste. Quoique hétérogène, la liste en est impressionnante. Substantialisme, individualisme, sociologisme, scientisme et technicisme, criticisme kantien, historicisme, positivisme, légalisme sont mis en accusation et brisés parce que, en une imposture inexpiable, ils dispensent l’hypocrisie, l’illusion et l’erreur. Dans un effort teinté de mysticisme, M. Villey, pour atteindre la réalité, donc la vérité, dévoile avec ferveur les « icônes » (F. Jacques) dont la dynamique immanente illumine la pensée chrétienne. Telle est, plus visible que dans ses autres ouvrages, l’orientation intime et ultime d’une œuvre qui, fortement attachée à la pensée de saint Thomas (dont le seul défaut est d’être « trop bien »), révèle l’idéal sublime d’une justice et d’une vertu pétries d’amour. L’auteur sait, dans sa lucidité parfois cruelle, que la nature humaine, en son indigence, ne se haussera jamais jusqu’à cet idéal ; mais que toujours elle en a été épris. Au rebours du désenchantement et de la « nuit » du monde actuel, il reconnaît en elles la lumière et le mouvement qui conduisent à Dieu. La patiente méditation des Carnets exprime l’émouvante iconographie spirituelle d’un Villey profondément chrétien. Contre le « dérèglement de l’amour », la vénération des icônes est salvatrice ; elle est une élévation vers la « lumière naturelle » ; elle permet de retrouver l’acte créateur, l’être et le mystère des choses, le juste naturel originaire et, par la disputatio et le dialogue, l’ouverture au perspectivisme de la dialecta perennis. En sa vérité retrouvée, l’homme redevient un « citoyen de la cité de Dieu ». Le « voyage » est un combat difficile, douloureux et souvent triste. Mais la « confession » de M. Villey est éloquente : parce qu’elle s’alimente du souffle mystique qui animait l’esprit à ses premiers matins, elle retrouve les « vrais principes du droit » et, dans le monde, la vérité comme « une force et un guide » ? Recherches sur la littérature du droit romain, Paris, Montchrestien, 1945. — Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Sirey, 1957, 3e éd. 1962. — La formation de la pensée juridique moderne, Paris, Montchrestien, 1968. — Seize essais de philosophie du droit, Paris, Sirey, 1969. — Critique de la pensée juridique moderne, Paris, Sirey, 1976. — Philosophie du droit, I. Définitions et fins du droit, Paris, Dalloz, 1975 & 1979. — Le droit et les droits de l’homme, Paris, puf, 1983. — Questions de saint Thomas sur le droit et la politique, Paris, puf, 1987. — Le droit romain, Paris, puf, 1987. — Réflexions sur la philosophie et le droit. Les Carnets, PUF, 1995. ? Michel Villey, philosophe du droit, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1985. — J.-F. Niort, G. Vannier, Michel Villey et le Droit naturel en question, 1994, L’Harmattan. — Droits, n° 29, « Michel Villey », 1999, PUF. — S. Rials, Michel Villey et les Idoles, PUF, Quadrige, 2000. — Archi für Rechts und Sozialphilosophie, vol. 87, Heft 1 : N. Campagna « Die Zugeständnisse eines anti-podernen Rechtsphilosophen an die Moderne », 2001. — N. Campagna, Michel Villey, le droit ou les droits ? Michalon, 2003. — Archives de philosophie du droit, tome 50, contient un dossier sur Michel Villey avec des articles de F. Jacques, P. Moreau, S. Goyard-Fabre, R. Sève, p. 315-368, Dalloz, 2007.S. Goyard-Fabre Bibliographie de Simone Goyard-Fabre :– L’Habitude humaine, L’Ecole, 1967 ;– Nietzsche et la Conversion métaphysique, La Pensée universelle, 1972 (épuisé) ;– Essai de critique phénoménologique du droit, Klincksieck, 1972– La Philosophie des Lumières en France, Klincksieck, 1972 (épuisé)– La Philosophie du droit de Montesquieu, Klincksieck, 1973 ; 2e éd. 1979 ;– Le Droit et la Loi dans la philosophie de Thomas Hobbes, Klincksieck, 1975 (épuisé) ;– Kant et le Problème du droit, Vrin, 1975 (épuisé) ;– Nietzsche et la Question politique, Sirey, 1977 (épuisé) ;– Montesquieu, adversaire de Hobbes, Minard, 1980 (épuisé) ;– L’Interminable Querelle du contrat social, PU Ottawa, 1982 (épuisé) ;– Exposé du droit universel de Jean Bodin (avec L . Jerphagnon), PUF, 1986 ;– Les Grandes Questions de la philosophie du droit (avec R. Sève), PUF, 1986 ; 2e éd. 1993 ;– John Locke et la Raison raisonnable, Vrin, 1986 ;– Philosophie politique : XVIe-XXe siècle, PUF, 1987 ; trad. M. Fontes, Brésil ;– Jean Bodin et le Droit de la république, PUF, 1989 ;– Qu’est-ce que la politique ? Vrin, 1992 ;– Les Fondements de l’ordre juridique, PUF, 1992 ; trad. Martin Fontes, Brésil ;– Montesquieu : La nature, les lois , la liberté, PUF, 1993 ;– Kant et Kelsen (en italien), Rome, Naples, 1993 ;– Pufendorf et le Droit naturel, PUF, 1994 ;– La Construction de la paix ou le Travail de Sisyphe, Vrin, 1994 ;– Montesquieu et la Constitution de la liberté, Ellipses, 1995 ;– Eléments de philosophie politique, A. Colin, 1996 ; trad. Maole, Brésil ;– La Philosophie du droit de Kant, Vrin, 1996 ;– Ecrits de droit et de morale de Jean Barbeyrac, Duchemin, 1996 ;– Les Principes philosophiques du droit naturel moderne, PUF, 1997 ; trad. Martin Fontes, Brésil ;– Qu’est-ce que la démocratie ? A. Colin, 1998 ; trad. Martin Fontes, Brésil et Pandora, Roumanie ;– Jean Bodin et sa Politique philosophique, Ellipses, 1998 ;– L’Etat, figure moderne de la politique, A. Colin, 1999 ; trad. Manole, Brésil ;– L’Etat moderne : 1715-1848 (dir.), Vrin, 2000 ;– L’état de guerre, de Jean-Jacques Rousseau, Actes Sud, 2000 ;– Politique et Philosophie dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, PUF, 2001 ;– Les Embarras philosophiques du droit naturel, Vrin, 2002 ;– L’Etat au XXe siècle (dir.), Vrin, 2004 ;– Philosophie critique et Raison juridique, PUF, 2004 ;– Re-penser la pensée du droit, Vrin, 2007.