Gustave Glotz
Cet article provient de l’Encyclopédie philosophique universelle, III : les œuvres philosophiques, tome 2 (sous la dir. de Jean-François Mattéi), Paris, Puf, 1992. GLOTZ Gustave 1862-1935 Élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, puis agrégé d’histoire. Il soutint en 1904 sa thèse, où il affirmait à la fois sa fidélité globale à la conception de l’histoire illustrée par Fustel de Coulanges, et une interprétation différente de celle qu’avait donnée ce dernier du développement de la cité grecque. Après avoir enseigné dans le secondaire à Nancy, il devint professeur à la Sorbonne en 1907 et directeur de la Revue des études grecques la même année. Élu en 1920 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il mourut au printemps de 1935, au moment où allait paraître le dernier tome de son Histoire grecque. C. Picard le définit comme “ historien des idées morales et juridiques ” plutôt que comme historien des arts, “ épigraphiste, statisticien ” plus qu’archéologue. Il a montré l’enjeu de l’étude du droit pour l’intelligence des sociétés et des mentalités antiques. Histoire grecque 1926-1938 L’auteur veut mettre à la portée du public les découvertes récentes qui sont venues modifier notre connaissance des périodes anciennes. “ Après la terrible secousse ” de la Première Guerre mondiale, l’humanité “ a besoin, écrit-il, de voir clair dans toute son existence ”. L’historien a donc le devoir d’interroger le passé avec ses propres questions, sans sacrifier pourtant les faits antiques aux points de vue modernes : “ C’est l’histoire intégrale que nous voudrions résumer. Nous regarderons de près des hommes en chair et en os, des peuples en action, toutes les luttes et toutes les métamorphoses sans lesquelles il n’y a pas de vie continue ”, et en traitant de toute la civilisation. Les trois volumes couvrent la période qui va des origines à 336, un quatrième volume, rédigé en partie par R. Cohen, traitant “ Alexandre et le démembrement de son empire ”. Le premier volume, Des origines aux guerres médiques, après des considérations sur le milieu naturel et humain, expose ce que l’on sait de la Crète préhellénique, des migrations achéenne et dorienne, puis traite de la période homérique – qui voit le passage du génos à la cité –, de la colonisation, des transformations de la Grèce du VIIIe au VIe siècle. L’auteur trace ensuite le tableau du monde grec avant les guerres médiques, monde dont l’unité n’existe pas encore dans le patrimoine religieux, littéraire et artistique. Le deuxième volume, La Grèce au Ve siècle, est consacré au “ grand siècle d’Athènes ” : après l’exposé sur le conflit qui opposa Grecs et barbares dans les deux guerres médiques, puis sur la ligue de Délos, la réforme démocratique et l’impérialisme athéniens, vient la description de la démocratie athénienne, fondée sur la liberté du peuple souverain, l’égalité devant le droit, la philanthropie : les structures socio-politiques, économiques, spirituelles contribuent au miracle athénien. Les trois derniers chapitres font assister à la guerre du Péloponnèse et à la chute de l’Empire athénien. Le troisième volume, La Grèce au IVe siècle : la lutte pour l’hégémonie (404-336), traite de la rivalité qui oppose les cités – Athènes, Sparte et Thèbes – et dont la Grèce est l’enjeu, puis de l’ascension irrésistible de. Philippe de Macédoine, jusqu’à sa victoire. Les trois derniers chapitres brossent le tableau de la Grèce occidentale (413-330) et de la vie intellectuelle et artistique au IVe siècle. L’Histoire de Glotz se situe au confluent de plusieurs courants. Comme Duruy, il pense qu’il faut partir de la géographie, comme Fustel, il sait ce qu’apporte à l’historien la connaissance du “ terrain ”, l’expérience, vécue “ au quotidien ”, de la Grèce contemporaine. Celui que la mer n’a pas enivré, ou qui n’a pas vu vivre les Grecs d’aujourd’hui, ne peut comprendre le passé. Les options métaphysiques même dépendent du climat : “ La perfection peut se confondre avec l’infini dans les pays nébuleux ; dans les pays de lumière, l’infini, c’est l’inachevé, et le parfait, c’est le fini. ” Glotz hérite de la vision que les Grecs eux-mêmes se sont plu à nous donner de leur histoire, il les pense volontiers comme ils se sont pensés : 1) Dans leur opposition aux barbares : “ La loi et la raison égales pour tous, voilà ce que le régime de la cité léguera aux sociétés futures. Tandis que l’Égypte et la Mésopotamie s’immobilisaient dans une servitude séculaire et se momifiaient dans des formules hiératiques, la Grèce seule fut capable de s’élever à la conception de la liberté politique et aux principes de la science. ” Hérodote opposait de même au principe du pouvoir personnel du grand roi, le nomos, la loi qui s’impose à tous. 2) Dans leur marche vers l’unité : le morcellement géographique entraîne le morcellement politique et le danger du particularisme. Mais, selon Hésiode, “ Discorde a pour sœur aînée l’Émulation ” et “ d’une multitude infinie d’efforts isolés et incohérents va naître la plus harmonieuse des civilisations ”. D’où le rôle privilégié d’Athènes, qui n’est pas seulement dû au fait que nous connaissons mieux ce qui la concerne que l’histoire des autres cités : ainsi, soulignant “ l’importance historique du théâtre athénien ”, Glotz y discerne deux traits. D’une part, Athènes n’a pas eu de poète lyrique après Solon parce qu’il ne lui convenait pas, à elle, parangon de la liberté, de chanter les tyrans. D’autre part, Athènes sait “ harmoniser les contrastes et unifier les diversités ”, sa tragédie emprunte son dialogue au lyrisme populaire ionien, et ses chants du chœur au haut lyrisme dorien : “ toute la mission historique d’Athènes se voit dans son théâtre ”. L’idée d’harmonisation progressive organise les événements, fournit une interprétation globale de l’histoire, jusqu’à l’apogée d’Athènes : les guerres médiques révèlent “ l’unité latente ” de la nationalité hellène. Athènes est le noyau de cette unité, l’art grec en est le symbole : “ c’est par la conciliation de ses diversités que l’art grec se donnait ses incomparables qualités de mesure et d’eurythmie ”. “ Foyer ” concentrant les rayons de la civilisation diffuse de l’Hellade, Athènes devient l’école non de la Grèce seule, “ mais celle de tous les peuples civilisés à venir ”. 3) Dans leur décadence. En attribuant à l’individualisme, à l’égoïsme des intérêts particuliers, la division interne et finalement l’écroulement de la cité grecque, Glotz suit assurément ce que les Athéniens, et surtout Démosthène, nous en disent. Toutefois, l’étude du droit replace ces remarques dans une vision plus globale. En étudiant la transformation du génos (clan/famille), l’auteur montre la fécondité, pour l’histoire générale, d’une étude de champ limité qui pose sa question de départ en tenues d’analyse lexicale. “ Toute l’histoire de l’institution tient (...) dans les deux sens qu’a pris successivement (...) le mot qui la désigne : d’une part une large communauté où des parents de plusieurs branches se rattachent plus ou moins artificiellement à un auteur commun ; d’autre part, la petite famille au sens moderne. ” La thémis est la justice familiale, tandis que la dikè règle le droit interfamilial. Glotz étudie les causes – notamment le développement de la propriété individuelle – qui provoquent l’effondrement du génos, et conclut, contre Fustel, que la cité n’est pas l’extension du génos, mais qu’elle a, au contraire, gagné de l’importance au fur et à mesure qu’il en perdait. Cette montée de l’État est corrélative de l’affranchissement de la petite famille par rapport au génos comme la montée de l’État moderne et la Révolution française ont libéré l’individu par rapport aux corporations, mais en le livrant au pouvoir central. Dès lors, toute l’histoire grecque antique s’analyse comme une montée de l’individualisme. Cet individualisme se manifeste, au Ve siècle, dans les conquêtes les plus audacieuses de la démocratie athénienne : “ Elle seule reconnaissait à l’individu la libre disposition de son corps et osait proclamer le dogme de la responsabilité personnelle ”, principes que les citoyens ont trouvés “ en écoutant leur cœur plus que leur raison ”. Les taches sombres qui subsistent – condition des esclaves, des métèques, injustices – n’empêchent pas la justice athénienne d’être “ belle d’humanité ”. Or le même individualisme, au IVe siècle, s’observe partout, dans les mœurs, dans l’art, dans le dialogue philosophique; en politique, il ruine la cité. Le Ve siècle représenterait un équilibre, et la cité mourrait de l’accroissement des forces mêmes qui l’avaient engendrée. Dès lors Glotz invite lui-même à dépasser certaines de ses positions. L’historien ne peut plus suivre, dans leur théorie de la “ décadence ”, les auteurs grecs qui interprètent l’individualisme en tenues psychologiques. L’égocentrisme est plutôt le résultat, la résonance dans la psyché individuelle d’un mouvement plus vaste. Si la cité meurt, quelque chose aussi se construit, de même que la mort du génos avait fait la cité. Mossé reprochera à Glotz d’avoir jugé négativement certaines mesures prises au IVe siècle, comme des marques d’égoïsme, alors qu’elles ne sont peut-être qu’une adaptation rationnelle à des faits nouveaux. On peut dépasser chronologiquement le point de vue particulier qui arrête l’histoire à une “ crise ” du IVe siècle, d’autant que l’absence de document nous fait imaginer un Ve siècle paisible, par opposition au IVe, plein de bruit et de fureur. En fait, il n’y a peut-être ni “ âge d’or ”, ni “ déchéance ” de la démocratie, mais une dynamique incessante. De même, géographiquement, les spécialistes de l’Orient ne seront pas d’accord avec la coupure trop nette entre l’irrationnel (Égypte, Mésopotamie) et la raison grecque. Gustave Glotz était sans doute conscient déjà de ces tensions, puisqu’il pose la question du jugement à porter sur la conquête macédonienne, traditionnellement considérée comme mauvaise par les historiens français, et bonne par les historiens prussiens, les premiers s’identifiant à Démosthène, les seconds à Philippe. (L. Motte) u Lectures historiques…, Paris, F. Alcan,1897. — La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, A. Fontemoing, 1904. — L’ordalie dans la Grèce primitive, étude de droit et de mythologie, Paris. A. Fontemoing. 1904. — Études sociales et juridiques sur l’Antiquité grecque, Paris, Hachette, 1906. — “ Le travail dans la Grèce ancienne, histoire économique de la Grèce depuis la période homérique jusqu’à la conquête romaine ”, Histoire universelle du travail, 5, Paris, F. Alcan, 1920. — “ La civilisation égéenne ”, L’évolution de l’humanité, 9, Paris, La Renaissance du livre, 1923 ; rééd. Paris, A. Michel, 1937, 1952 (mises à jour C. Picard & P. Demargne), 1988 (préf. C. Mossé). — Histoire grecque I. Des origines aux guerres médiques (dir.), 2e partie, Paris, Puf, 1925. — “ La cité grecque, le développement des institutions ”, L’évolution de l’humanité, 14. Paris, La Renaissance du livre, 1928, puis L’évolution de l’humanité, 1 (format de poche), Paris, A. Michel, 1968, 1988 (préf. C. Mossé). — Histoire grecque II (1)/II (2) La Grèce au Ve s. (.avec R. Cohen), Paris, Puf, 1928 & 1931 ; id., III La Grèce au IVe s. la lutte pour l’hégémonie de son Empire (404-336), Paris, Puf, 1936 ; id. & P. Roussel, IV; Alexandre et le démembrement de son Empire, Paris, Puf, 1938. Cette Histoire a connu plusieurs rééditions, la 5e dans la coll. “ Dito ”, Paris, Puf, 1986. l C. Picard, “ Gustave Glotz (1862-1935) ”, Revue archéologique, 6e série, t. 6, juill.-déc. 1935, Paris, E. Leroux, 1935, 85-86. — Art. in Revue des études grecques, 48, Paris, 1935, 217-218. — Mélanges Gustave Glotz, Vendôme/Paris, Puf, 2 vol., 1932. — Voir les préfaces de C. Mossé mentionnées ci-dessus.
Conectarme
Mi cuenta