David HUME
Cet article provient du Dictionnaire des philosophes, sous la dir. de Denis Huisman, 2e édition revue et augmentée, Paris, PUF, 1993. HUME David, 1711-1776 David Hume est né à Édimbourg au sein d’une famille de petite noblesse écossaise de fortune assez modeste. Son père, joseph, avocat de métier, meurt en 1714. Sa mère, Katherine, décide alors de s’installer avec sa maisonnée dans la propriété familiale de Ninewells. À l’âge de onze ans, David entre au Collège d’Édimbourg où il étudie la logique, la rhétorique, les mathématiques, mais surtout la “ philosophie naturelle ” qui lui donne l’occasion de prendre contact – fait déterminant pour sa carrière future – avec le système de Newton (l’Université d’Édimbourg fut en effet la première, après celle de Cambridge où Newton avait exercé, à enseigner la “ nouvelle philosophie ” de l’auteur des Principia). Le jeune Hume suit également des cours de droit et d’histoire ; mais ses goûts vont à la philosophie et à la littérature. On veut faire de lui un avocat, seuls l’inspirent les classiques et certains modernes : “ et tandis qu’on me croyait les yeux fixés sur Voet et Vinnius, je dévorais secrètement Virgile et Cicéron ”. Mais aussi Montaigne, Bacon, Descartes, Malebranche, Bayle, Locke, Clarke ; et Milton, Pope, Shaftesbury et Swift. Bref, un apprentissage culturel d’une intensité telle qu’il se trouve bientôt au bord du surmenage et de la dépression, décide de changer de vie en s’adonnant un temps au commerce à Bristol, mais, ne pouvant décidément résister à sa vocation, s’embarque pour la France, s’installe à Reims, puis à La Flèche (sur les lieux mêmes où Descartes avait poursuivi ses études) et entreprend de mettre en œuvre le programme qui désormais l’obsède et qu’il nous communique dans une lettre de 1734 : “ Je trouvai que la philosophie morale que nous ont transmise les Anciens souffrait du même inconvénient que leur philosophie de la nature, à savoir d’être entièrement hypothétique et de dépendre beaucoup plus de l’invention que de l’expérience. Chacun consultait son humeur pour ériger des programmes de vertu et de bonheur, sans prendre en considération la nature humaine, dont toute conclusion morale doit forcément dépendre. Je décidai donc de prendre cette nature humaine comme principal sujet d’étude et d’en faire la source d’où je déduirais toute vérité. ” A peine âgé de vingt-trois ans, Hume entreprend donc la rédaction du plus important de ses ouvrages philosophiques, le Traité de la nature humaine. Il s’agit, comme l’indique l’Introduction, de “ foncer directement sur la capitale ”, sur le “ centre ” des sciences, sur la nature humaine elle-même, en abandonnant la “ fastidieuse méthode de temporisation ” qui consiste, dans l’abord des questions philosophiques, à “ prendre çà et là un château ou un village à la frontière ” : considérable travail qui prétend, pour rappeler le sous-titre du Traité, introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux ”, autrement dit fonder la science de l’homme sur la solidité de l’observation et de l’expérience, et non point sur la chimérique présomption des conjectures ultimes et des hypothèses fantaisistes. De retour à Londres en 1737, ce sera bientôt (début 1739) la publication, sans nom d’auteur, des deux premiers livres du Traité. Immense déception ! L’ouvrage “ tomba mort-né de la presse ”. Hume expliquera plus tard que la responsabilité de cet échec incombait plus à la présentation qu’au sujet lui-même ; il tente de relancer l’intérêt en faisant paraître une brochure anonyme (Abrégé du Traité de la nature humaine) où il souligne la nouveauté du propos, mais décide finalement que c’est cette nouveauté même qui fait obstacle au succès : “ Mes principes sont si éloignés des sentiments du vulgaire que, s’ils venaient à s’installer, ils produiraient un changement presque total dans la philosophie ; et vous savez que les révolutions de cette espèce ne sont pas facilement menées à bonne fin ” (lettre à H. Home du 13 février 1739). Il faudra désormais changer de registre, reprendre inlassablement les mêmes thèmes, mais sous une forme moins austère et plus populaire. Après la publication du troisième livre du Traité (1740), les Essais moraux et politiques, parus en 1741, répondent à ce souci et sont effectivement bien accueillis. Hume, encouragé par certains de ses amis, croit pouvoir dès lors présenter sa candidature à la chaire de philosophie morale de l’Université d’Édimbourg. Mais les thèses du Traité, finalement plus connu que ne le laissait supposer la relative mévente, suscitent des interprétations pamphlétaires : on accuse l’auteur d’hérésie, de scepticisme, d’athéisme. Hume cherche à se défendre, réplique par une Lettre à un ami (1745) où il reprend point par point les chefs d’accusation. Rien n’y fait : victime d’une conjuration politico-religieuse, complètement “ manipulé ” par les diverses factions en présence, Hume subit un cuisant échec. Voici notre philosophe successivement précepteur d’un jeune marquis qui sombre dans la folie, secrétaire du général Saint-Clair au cours d’une expédition militaire qui échoue lamentablement sur les côtes bretonnes, maréchal de camp du même général Saint-Clair durant une mission diplomatique à Turin et à Vienne. Hume, “ déguisé en écarlate ”, observe, note, retient, mais sans interrompre le cours de sa carrière littéraire ; il est encore à Turin lorsque paraissent en 1748 les Essais philosophiques sur l’entendement humain (rebaptisés dix ans plus tard Enquête sur l’entendement humain), véritable refonte du premier livre et d’une partie du deuxième livre du Traité. Le Traité prétendait “ innover dans toutes les parties les plus sublimes de la philosophie ” ; Hume se compare à Christophe Colomb : lui aussi a découvert un continent ; encore faut-il que l’événement soit perçu dans toute son ampleur ; la forme littéraire de l’Essai, adoptée depuis 1741, devrait remédier aux obscurités du Traité. Dans le même temps, si l’Essai va plus directement à l’essentiel et n’hésite pas à faire l’impasse sur certains développements du Traité (notamment la discussion des idées d’espace et de temps, la question de l’immatérialité de l’âme et celle de l’identité personnelle), il ajoute aussi des réflexions sur la notion de miracle et celle de providence, réflexions que l’auteur avait au dernier moment retirées de son premier ouvrage, “ le châtrant ainsi, suivant l’expression même de Hume, de ses plus nobles parties ”. Addo dura minuo, déclarera Hume à propos des Essais philosophiques. De retour en Angleterre, Hume publie l’Enquête sur les principes de la morale (1751), refonte du troisième livre du Traité, puis les Discours politiques (1752), ouvrage qui connaît immédiatement le succès. Il entreprend à cette époque la rédaction des Dialogues sur la religion naturelle qui ne seront publiés qu’après sa mort. Après s’être vu refuser une chaire de logique à l’Université de Glasgow (en 1751), toujours victime de la cabale des dévots qui l’avait évincé à Édimbourg en 1745, Hume obtient pour la première fois de son existence ce qu’il est convenu d’appeler une “ situation ” : il est en effet élu conservateur de la bibliothèque de l’ordre des Avocats d’Édimbourg et se consacre désormais à la rédaction d’une considérable Histoire d’Angleterre dont il livre les premiers volumes dès 1754 en étudiant notamment les péripéties de la guerre civile qui avait déchiré l’Angleterre au siècle précédent. Malgré un évident souci d’objectivité, des murmures s’élèvent contre certaines réflexions de l’auteur sur la superstition, l’enthousiasme et le fanatisme. On conspire pour le démettre de sa charge ; mais en vain, pour une fois. Hume ne quittera ses fonctions qu’en 1757, et de son propre chef. Les publications s’accélèrent : le deuxième volume de l’Histoire de Grande-Bretagne (1756) consacré aux règnes de Charles II et Jacques II jusqu’à l’avènement de la “ glorieuse Révolution ” ; les Quatre Dissertations (1757) qui comprennent l’Histoire naturelle de la religion, la Dissertation sur les passions (version abrégée du deuxième livre du Traité), les dissertations Sur la tragédie et Sur la norme du goût ; l’Histoire du règne des Tudor (1759), l’Histoire d’Angleterre de l’invasion de Jules César à l’avènement de Henry VII (1762). Tandis que les autres textes, à l’exception du Traité (finalement renié par son auteur), connaissent de fréquentes rééditions et quelques ajouts, Hume ne publiera plus rien d’autre de son vivant. Désormais s’ouvre à lui une carrière mondaine et politique. La France le réclame, par le truchement d’Hyppolite de Saujon, comtesse de Boufflers, très liée aux philosophes. On veut connaître l’ennemi de la superstition et du fanatisme, l’apôtre de la tolérance et de la modération ; certaines de ses œuvres, traduites en français, ont conquis le cercle des philosopha qui reconnaissent en Hume un véritable “ frère ”. L’occasion se présente en 1763 : lord Hertford, ambassadeur d’Angleterre en France, offre au philosophe un poste de secrétaire d’ambassade. Hume découvre alors un autre monde ; ce second séjour en terre française va le combler : présenté à la cour, fêté, adulé, ce quinquagénaire replet et maladroit à tourner le madrigal connaît enfin la gloire littéraire ; son œuvre est ici connue, son talent reconnu. Il devient la coqueluche des salons à la mode, l’équipe des Encyclopédistes ne jure que par lui, l’entoure, le presse. Cependant, les fonctions politiques sont confirmées et amplifiées avec le litre de chargé des affaires d’Angleterre à la Cour de France, titre ronflant mais non dépourvu de réelle responsabilité. Derrière l’image bien connue du gros Écossais gauche à donner la répartie, embarqué dans les “ turqueries ” des salons parisiens, se profile aussi la silhouette de l’homme politique chargé notamment de négocier les délicats points de litiges consécutifs au traité de Paris de 1763 et dont on peut suivre la carrière au fil d’une vingtaine de rapports épistolaires. En août 1765, Hume peut écrire sans trop se vanter : “ Dans les circonstances présentes, je suis, en ce lieu, le seul ministre anglais. ” Hume, donc, universitaire raté, devient sur le tard homme politique réussi : secrétaire d’ambassade, puis chargé d’affaires, enfin sous-secrétaire d’État, activité qui fait dire à l’intéressé (en 1767) : “ Voici que, de philosophe, j’ai dégénéré en petit homme d’État...” À la demande de Mme de Verdelin, Hume accepte de prendre en charge J.-J. Rousseau, l’interdit de séjour au demeurant vilipendé par les philosophes. Les relations sont d’abord excellentes entre les deux hommes ; Hume, tout en émettant des réserves sur l’œuvre, n’en estime pas moins l’homme en qui il croit percevoir un Socrate moderne. Rousseau est d’ailleurs reçu à Londres avec tous les honneurs dus à son génie. On lui trouve finalement une retraite dans le Derbyshire. Mais peu à peu, Rousseau devient méfiant, puis franchement hostile : Hume n’est-il pas lié d’amitié avec les Encyclopédistes ? Le moindre signe, joint à quelques maladresses de la part de Hume, devient prétexte à interprétation. En avril 1767, Rousseau prend la fuite et s’embarque pour la France. Hume, soucieux de mettre les choses au point, rédige un Exposé succinct de la contestation entre M. Hume et M. Rousseau avec les pièces justificatives ; l’opuscule sera édité en France par les Encyclopédistes. De retour à Édimbourg en 1769, Hume a enfin obtenu les deux prérogatives qu’il recherchait depuis sa jeunesse : aisance matérielle et gloire littéraire. Il peut fréquenter la brillante intelligentsia écossaise, les représentants des “ Lumières ” de l’Athènes du Nord : Ferguson, Adam Smith, Lord Kames, John Millar. Il rencontre Benjamin Franklin, s’engage intellectuellement aux côtés des insurgent dans la guerre d’Indépendance américaine, revoit les différentes éditions de ses œuvres, bref mène la vie à laquelle il a toujours aspiré. Atteint d’une tumeur intestinale, ses forces déclinent ; connaissant son état, il rédige en toute sérénité son Autobiographie, prend des dispositions testamentaires. Son grand souci : la publication des Dialogues sur la religion naturelle, auxquels il a tant travaillé et qu’il considère à juste titre comme une œuvre d’importance. Adam Smith, d’abord pressenti, n’est guère enthousiaste ; David, le neveu du philosophe, sera finalement chargé de l’édition (l’ouvrage paraîtra en 1779). David Hume meurt le 25 août 1776. Une foule nombreuse assiste à l’enterrement ; l’un des assistants s’écrie : “ Ah ! C’était un athée ! – Aucune importance, rétorque son voisin, c’était un honnête homme. ” Hume n’hésite pas à parler de “ révolution ” en matière philosophique. Que faut-il entendre par là ? Le projet de construction d’une science de l’homme implique d’abord une stratégie : foncer sur la capitale, sur le centre des sciences, sur la nature humaine elle-même, c’est se donner let moyens de cerner les principes de la nature humaine afin de promouvoir un “ système complet des sciences ”, c’est décréter que la maîtrise de la périphérie est engagée par la capture du centre. Il s’agit donc de bâtir la science de l’homme comme science da sciences, en se livrant à une “ anatomie de la nature humaine ” qui, en disséquant les éléments, leur situation, leurs relations, devra permettre aux spéculations les plus rebutantes de devenir des “ moyens pour la morale pratique ”. La législation harmonieuse, le gouvernement équilibré, la réglementation économique, la mise en perspective des normes morales ont pour condition de possibilité l’étude de la “ structure interne ” de l’esprit. C’est dire que l’investigation de l’esprit humain est pour la pratique sociale, juridique, politique, économique et morale. Et c’est à titre de fondement que la science de l’homme, comprise comme science des sciences, doit d’abord être science de l’esprit humain. Mais il convient parallèlement d’inscrire l’ “ objet ” de la philosophie dans la vie quotidienne : non pas le détacher de l’activité et de la réflexion ordinaires pour lui conférer on ne sait quelle autonomie, mais au contraire l’immerger dans l’expérience que chacun peut faire de sa propre pensée dès lors qu’elle s’exerce sur un objet quelconque dans une situation quelconque. Pour ce faire, il ne suffit pas simplement de repérer les faiblesses de l’entendement humain, de se demander si l’esprit fonctionne bien ou mal ; le fait est qu’il fonctionne : la question primordiale est de savoir comment il fonctionne ; c’est à cette seule condition que l’on sera en mesure de comprendre que “ les décisions philosophiques ne sont pas autre chose que les réflexions de la vie courante rendues méthodiques et corrigées ”. À cet effet, la “ méthode expérimentale de raisonnement ” doit moins à Bacon qu’à Newton : rejet des hypothèses fictives qui prétendraient révéler les qualités originales dernières de la nature humaine ; substitution à la recherche de la cause ultime, de la mise en évidence des “ principes ”, c’est-à-dire des règles particulières qui lient les phénomènes entre eux ; réduction, appuyée sur l’expérience, à des principes pouvant s’appliquer à un ensemble de plus en plus vaste de phénomènes. L’autorité de la tradition cède la place à l’autorité de l’expérience : les spéculations sur l’identité de l’esprit, la spiritualité, la substantialité de l’âme, etc., représentent finalement l’obstacle majeur à la constitution d’une science de l’homme ; a priori, l’esprit ne connaît rien de lui-même ni des choses extérieures ; ce qu’il peut dégager, ce sont les modes de son activité, à travers l’observation et l’analyse des phénomènes donnés. Le rétrécissement du champ du savoir, en tant qu’il implique la mise en place de limites prescrites, promeut la fécondité de la recherche à l’intérieur de ces limites, et la limitation des ambitions de l’intellect humain se donne en même temps comme l’affirmation d’une réelle puissance de savoir à finalité pratique à l’intérieur du champ clos de l’expérience. L’expérience : c’est-à-dire l’émergence des phénomènes dont il convient de mettre en évidence les règles d’organisation. De ce point de vue, le travail philosophique demeure bien réflexif, et l’on aurait tort de confondre l’empirisme avec l’acceptation pure et simple du donné, le propre de l’empirisme étant justement de montrer comment le donné est constitué par le jeu des mécanismes à l’œuvre dans la nature humaine en fonction des nécessités, des contraintes extérieures et des différentes “ circonstances ” qui affectent le sujet. Le rejet des questions “ abstruses ” qui jalonnent le parcours de la métaphysique traditionnelle n’entame pas, aux yeux de Hume, le bien-fondé de la subtilité spéculative dans l’art de raisonner ; lorsqu’il distingue entre une philosophie facile et claire, pour tout dire populaire, et une philosophie précise mais raffinée plutôt réservée aux spécialistes, Hume ne cherche nullement à déconsidérer la philosophie abstraite ; il insistera au contraire, dans le petit manifeste méthodologique qui inaugure les Discours politiques, sur le fait que l’abord des “ sujets généraux ” (la spécialité du philosophe, mais aussi de l’homme d’État) requiert une patience spéculative qui seule garantit la profondeur et la solidité des principes, tandis que la délibération particulière, qui pare au plus pressé, demeure souvent superficielle. À tout le moins, la philosophie abstraite présente-t-elle l’avantage de cimenter les fondations sur lesquelles peut s’ériger la philosophie facile. L’obscurité qu’on est en droit de lui reprocher à l’occasion repose moins sur le mode de raisonnement que sur certaines prétentions à passer les bornes de l’entendement humain pour donner ainsi prise à l’empire de la superstition populaire. Plus que l’effort requis, c’est donc l’objet qui est en question : pour maintenir l’exigence de rigueur tout en renonçant aux questions “ abstruses ”, c’est-à-dire hors d’atteinte et finalement superfétatoires, il suffit de chercher à déterminer avec précision les pouvoirs et les limites d’exercice de l’entendement, bref le théâtre des opérations de l’esprit humain à l’œuvre. Pour ce faire, il est nécessaire : de recenser les matériaux dont dispose l’entendement, d’examiner la manière dont l’esprit organise ces matériaux, de mettre en évidence les difficultés que suscite cette organisation. Les matériaux (les impressions, ou perceptions vives et les idées, ou perceptions faibles, qui sont toujours les copies des impressions) s’inscrivent dans l’héritage de Locke, mais à travers un affinage des notions ; il s’agit en effet de reprendre à nouveaux frais la critique lockienne des idées innées pour la rendre plus radicale : bien qu’il y ait une apparente liberté de l’imagination toujours capable de construire des chimères, la pensée a en fait des limites très étroites, dans la mesure où son pouvoir créateur ne peut s’exercer qu’à partir de matériaux tirés des sens, externes (sensations) ou internes (émotions, passions) ; une idée, si complexe soit-elle, se résout donc toujours en une série d’idées simples qui sont elles-mêmes des copies de nos impressions ; seule l’impression est immédiate ; l’idée, quant à elle, n’est que médiate ; La négation de l’innéité (primitivité) des idées engage un précepte méthodologique de grande importance : pour élucider une notion philosophique, il convient d’abord de se demander de quelle impression dérive l’idée supposée. La question de l’organisation des matériaux ne peut manquer de se poser, dès lors que la vie mentale se caractérise par le tumulte et la confusion, un flux ininterrompu de perceptions qui rend problématique l’émergence d’une représentation. C’est la vie quotidienne qui fournit les indices d’un éventuel principe de liaison entre les atomes psychiques : l’expérience du rêve, de la conversation, de l’échange linguistique montre que le désordre obéit à certaines règles que Hume croit pouvoir repérer dans “ cette espèce d’attraction ” que représente analogiquement le principe d’association des idées et des impressions qui obéit aux mécanismes (isolés ou combinés suivant les cas) de la ressemblance, de la contiguïté et de la relation de cause à effet. La relation de cause à effet va assumer, dans l’analyse humienne, la fonction de paradigme, car c’est sur elle que se fondent tous les raisonnements portant sur des faits ; elle seule, en effet, dépasse l’évidence de la mémoire et des sens en nous portant à inférer à partir d’un événement (par exemple, le mouvement d’une bille de billard) (avènement d’un autre événement (la communication du mouvement à une seconde bille). Or, la connaissance de cette relation ne peut en aucun cas être établie a priori, par intuition ou par démonstration ; elle est entièrement fondée sur l’expérience (la conjonction constante de deux objets particuliers). C’est précisément à cette étape de la démarche qu’éclate l’originalité de la réflexion humienne, qui interdit de réduire (entreprise à on ne sait quel empirisme plat : Hume se demande en effet quel est le fondement des conclusions formées d’après l’expérience, mettant ainsi en lumière de réelles difficultés, car ce fondement ne saurait être ni le raisonnement démonstratif (puisqu’il n’y a pas contradiction à ce que la nature puisse changer son cours et déconcerter ainsi notre attente) ni le raisonnement moral, qui concerne les faits et qui est lui-même fondé sur la relation de causalité et sur la supposition de la conformité du futur au passé. Cette critique du probabilisme inductif (la dénonciation du cercle qui consiste à asseoir la supposition de la conformité du futur au passé sur un raisonnement de type moral ou expérimental) invite donc à poser toute une série de questions dont l’apparente naïveté constitue en fait l’acte inaugural de l’épistémologie moderne : comment le passé peut-il faire règle pour le futur ? En quoi sommes-nous assurés de la répétition de l’événement ? Qu’est-ce qui garantit que notre attente ne sera pas déçue ? Quel principe, finalement, guide nos pas dans cette aventure ? La réponse est simple, pour ne pas dire décevante dans un premier temps : ce guide, c’est l’accoutumance (custom) ou l’habitude (habit), principe de la nature humaine “ universellement admis ” et bien connu par ses effets ; l’expérience de la conjonction constante de deux objets (par exemple, la flamme et la chaleur, la neige et le froid) nous amène à attendre, sous le poids de l’habitude, la chaleur ou le froid lorsque la flamme ou la neige se présente de nouveau à nos sens. Mais l’attente ne suffit pas à caractériser le phénomène, il faut encore que nous croyions à l’existence de cette qualité. Opération “ inévitable ”, dit Hume, une sorte d’ “ instinct naturel ” qui ne dépend nullement du raisonnement, mais qui, du même coup, ne manque de faire rebondir la difficulté : car enfin, quelle est la nature de cette croyance (befief) qui confère à l’objet l’existence actuelle et lui assigne les qualités qu’on lui connaissait auparavant ? La croyance est définie par Hume comme une manière de sentir (feeling) plus forte, plus ferme que celle qui escorte d’ordinaire les simples fictions de l’imagination ; sa source est la conjonction habituelle de l’objet qui se présente à nous avec ce qui demeure présent à notre mémoire ou à nos sens. Le mécanisme est toujours le même : dans tous les cas, par tune transition habituelle, nous passons d’un objet présent à l’idée d’un autre objet que nous sommes accoutumés à joindre au premier. Telle est donc l’opération générale de l’esprit dans le champ des questions de fait et d’existence. L’habitude, qui guide l’opération, est un principe pratique nécessaire à la conservation de l’individu et à la survie de l’espèce, puisqu’il régit l’ajustement des moyens aux fins et nous engage ainsi à éviter la douleur, à nous détourner des dangers qui pourraient nous menacer. Ce principe est finalement régulateur de notre action dans le monde ; il est instinctif ; sa sûreté même le situe hors raison : même si les degrés de croyance varient en fonction de la probabilité de l’événement. Les résultats de l’analyse doivent désormais être appliqués à l’élucidation de la notion philosophique de connexion nécessaire, des notions métaphysiques de liberté et de nécessité, des notions religieuses de miracle et de providence. Contre Locke, Hume établit que l’idée de connexion nécessaire n’est la copie d’aucune impression, externe ou interne ; l’expérience de la conjonction fréquente de deux objets ne saurait faire accéder à l’idée d’une connexion entre crut ; dans tous les cas, le lien entre les événements est factuel, même s’il se répète indéfiniment. La seule origine de l’idée de connexion nécessaire réside dans l’habitude qui, forgée au fil de la répétition de la conjonction, suscite le sentiment d’une liaison coutumière. Mais cette connexion est subjective : la nécessité n’existe que dans l’esprit, nullement dans les objets. De même, l’idée de liberté – si on l’entend au sens de libre arbitre – repose sur une fausse distinction entre deux types de causalité, selon que l’on considère la matière (on parlera alors de nécessité physique) ou que l’on considère l’esprit (on parlera alors de liberté morale) ; en fait, les mécanismes de l’imagination opèrent partout de la même manière, et ce que nous appelons liberté n’est en réalité qu’une variante de la nécessité qui concerne, non pas cette fois-ci les liaisons matérielles, mais les liens entre les motifs et les actes. Le libre arbitre n’est donc qu’une fiction qui trouve son origine dans le fait que nous séparons la volonté des mobiles passionnels qui l’animent. Sots couvert du miracle, il s’agit en réalité, pour Hume, de traiter le problème du témoignage, dont l’autorité repose sur la seule expérience : puisque le miracle ne peut être qu’un événement unique, une violation des lois de la nature par intervention directe de la divinité, l’inférence – qui suppose une répétition – trouve difficilement à s’exercer ; mieux vaut alors s’en tenir aux témoignages sur lesquels repose la croyance aux miracles ; mais la plus haute probabilité bascule à ce compte du côté de l’erreur et de la tromperie, dont l’expérience enseigne qu’ils sont phénomènes courants. L’idée de providence, quant à elle, constitue une véritable projection qui consiste à enrichir la cause supposée (Dieu) pour en déduire des effets supplémentaires non observables (l’idée d’un dessein comme principe d’existence et principe d’ordre). Cette projection ne fonctionne que par analogie avec l’art humain (un édifice suppose un constructeur, un mécanisme requiert un artisan). On peut tout aussi légitimement adopter l’hypothèse de Straton de Lampsaque qui stipule qu’une force originelle, inhérente à la matière, produit par une action aveugle toute la variété des effets que nous percevons ; on peut aussi, contre l’idée d’ordre que la religion naturelle ne sépare pas de celle de dessein, reprendre le thème épicurien de la nature-marâtre et, en reconnaissant le fait du désordre et du mal, admettre que la nature a été avare, qu’elle n’a pas donné à ses créatures tous les moyens de la survie et du bonheur : ou l’auteur de la nature est tout-puissant, mais pourquoi une telle parcimonie dans la gestion des êtres ? Ou son pouvoir est limité, mais pourquoi ne pas avoir restreint son ambition ? En dernière instance, l’hypothèse religieuse ne peut donner lieu à aucune inférence, car elle propose une connexion entre deux éléments singuliers (le monde et la divinité), lors même que la doctrine de la causalité a montré que l’inférence ne peut être fondée que sur la répétition de la conjonction entre deux séries d’objets. La doctrine humienne de la causalité ruine ainsi toute entreprise de fondation rationnelle de la religion. Les véritables racines de la religion ne sont pas “ la contemplation des œuvres de la nature ”, mais le “ souci des événements de la vie ”, les “ incessantes espérances et craintes qui motivent l’esprit humain ”. La fonction paradigmatique de l’analyse de la causalité déborde ainsi le terrain épistémologique dans lequel elle a pris consistance (en liaison avec la critique des idées générales abstraites, l’examen des idées d’espace et de temps, l’étude de la relation d’identité) pour irradier dans tous les champs de l’activité humaine. L’analyse critique de la causalité est bien la pierre de touche du système de la science de l’homme. C’est elle qui autorise la répudiation des projets malebranchien et lockien de construction d’une morale démonstrative, en mettant en évidence l’impossibilité du transfert d’un modèle mathématique (de type arithmétique ou algébrique) dans le domaine des questions de fait ; c’est encore elle qui permet d’affirmer, contre les j
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